Ces fléaux ont marqué leur empreinte partout où ils sont passés, mais prédire comment réagiront les sociétés à l'issue de la crise liée au coronavirus reste difficile à pronostiquer.
« Plus jamais ça ! » Dans une tribune publiée sur France info, vendredi 27 mars, des responsables d'association et de syndicats militent pour « saisir l'opportunité historique d'une remise à plat du système, en France et dans le monde ». S'inspirant du slogan pacifiste « Plus jamais la guerre », né après la boucherie de 1914-1918, ces voix rejoignent ainsi la cohorte de tribunes médiatiques prophétisant ou plaidant pour la naissance d'un monde nouveau, plus écologique et égalitaire, après l'épidémie de Covid-19.
Cette référence à la Grande guerre en rappelle évidemment d'autres. Depuis le début de la crise liée au coronavirus, les parallèles avec la grippe espagnole, le SRAS, voire avec les épidémies plus anciennes de peste ou de choléra, sont légion. Mais quelles conséquences ces grandes pandémies ont-elles eu sur les sociétés affectées? Est-on allé, à leur suite, délibérément ou non, vers plus de justice et de sagesse, comme certain·es l'espèrent aujourd'hui? Faisons un petit saut dans le temps pour comprendre en quoi ces crises sanitaires majeures ont pu donner naissance (ou pas) à de nouveaux modèles de vie.
Effondrement et chaos invisible
Pour qu'il y ait métamorphose après une crise, il faut d'abord que la société qui l'éprouve survive. Or, la postérité d'une épidémie a parfois pris le chemin pur et simple d'un effondrement civilisationnel. Les Incas, c'est connu, n'ont pas résisté aux germes de la variole apportés par les conquistadors espagnols au XVIe siècle. Après la grippe espagnole (1918), certains îlots des Vanuatu ont perdu 90% de leur population. « Vingt langues ont alors disparu », note la journaliste Laura Spinney dans son livre La Grande Tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde.
Plus grave pandémie que l'Europe ait jamais connu, la peste noire (1347-1352) a tué entre 25 et 45 millions de personnes en Eurasie. Certaines villes ont perdu la moitié de leurs habitant·es en quelques mois. Dans la série documentaire Quand l'histoire fait dates, l'historien Patrick Boucheron rappelle que le virus de la puce du rat a eu également raison de deux empires en Asie: « Après le passage de la peste, la seconde moitié du XIVe siècle verra s'effondrer le règne turco-mongol de la Horde d'or, ainsi que la disparition des Yuan, au profit de la dynastie Ming, en Chine. [...] Il est fort probable que la peste fasse rupture. En tout cas, elle est contemporaine d'une rupture politique. »
Mais ce qui est frappant, poursuit l'historien au Collège de France, c'est que « fondamentalement en Europe, la pandémie ne change rien. Comme si ce monde qui a été terrorisé par la peste ne doutait pas de lui-même et repartait sur les mêmes bases ». Pour expliquer cette «énigme», Patrick Boucheron évoque notamment la solidité du pouvoir religieux catholique, alors installé en Avignon.
«La majorité des historiens s'accorde à reconnaître que la grippe espagnole a accéléré la fin de la Grande guerre.» Laura Spinney, autrice
L'archéologue Michel Signoli, auteur d'un Que sais--je? sur la peste noire, signale quand même quelques nouveautés. Le recul démographique sans précédent rend la main d'œuvre plus rare et donc, plus chère. En Angleterre, les salaires grimpent en flèche. Ni une ni deux, le roi Edouard III fait adopter deux lois encadrant le statut des travailleurs (en 1349 et 1351), fixant notamment un plafond aux salaires. Un autre bouleversement lié à la démographie touche les paysages: « Certains villages disparaissent complètement. Et comme il y a moins de bouches à nourrir, des terres agricoles sont laissées à l'abandon. Après deux siècles de déforestation, la forêt reprend ses droits dans de nombreuses régions. »
Plus près de nous, la grippe espagnole, qui a fait entre 30 et 50 millions de morts dans le monde, a également eu un impact non négligeable à long terme. Elle a sans doute précipité certains événements politiques, un peu comme la peste d'Athènes (430 av. J.-C.) avait hâté la défaite de la cité assiégée contre Sparte. « La majorité des historiens s'accorde à reconnaître que la grippe espagnole a accéléré la fin de la Grande guerre », écrit Laura Spinney, qui indique aussi qu'en Asie du Sud, la pandémie « marque l'instant où les Indiens se sont définitivement éloignés de la domination britannique ». « Considérée dans son ensemble, l'humanité a pu manifester une certaine résilience », nuance-t-elle toutefois...