Entre l’historien et la Russie existe une relation profonde, familiale et douloureuse. Elle fait de lui l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire soviétique : « Les Grandes Famines soviétiques » en témoigne à nouveau.
Il faudrait parler de Riga, en Lettonie, le berceau de la famille. De Saint-Pétersbourg, où ces Allemands baltes russifiés s’installent au XIXe siècle. De Glasgow, aussi, où le grand-père, fonctionnaire de haut rang, entraîne sa famille en 1917, après la révolution. Et de Moscou, où son fils, Alexander Werth (1901-1969), devient en 1941 correspondant de la BBC et du Guardian. Il le restera jusqu’en 1948, après avoir couvert la guerre, Stalingrad, Leningrad, la découverte des camps de la mort en 1944 – le 24 juillet, il est avec l’Armée rouge à Majdanek (Pologne), le premier libéré, bien avant Auschwitz. Les responsables de la BBC refusent son reportage : « Ils ont cru à un coup de bluff des Soviétiques », explique l’historien Nicolas Werth.
Alexander Werth, qui s’est suicidé le 5 mars 1969, était son père. Et le destin de cet homme, comme celui de sa famille, ce tumulte si étroitement lié aux tragédies du siècle, surgissent vite dans la conversation de l’auteur des Grandes Famines soviétiques (PUF), qui vient de paraître. Si on l’interroge sur ce qui a fait de lui, après quelques autres péripéties, l’un des plus grands spécialistes de l’histoire soviétique, dont l’apport, sur les relations de l’Etat et de la société, la répression, le goulag, a, en France, bouleversé ce champ, il répond tout de suite : « La mort de mon père est, bien sûr, très profondément, à la source de ma vocation. J’ai voulu comprendre. »
« J’ai voulu comprendre »
Assis à une petite table, dans le salon de son appartement du Quartier latin, à Paris, où les derniers rayons du soleil éclairent doucement les rangées de livres et les icônes russes posées sur la cheminée, il poursuit : « Le seul mot que mon père a laissé, c’était : “Adieu, ma Russie.” Le choc de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, le 22 août 1968, avait été terrible pour lui. Il n’a jamais été communiste, mais il était enthousiasmé par l’expérience tchèque. Il a cru au “socialisme à visage humain”, à cette possibilité de transformation, que l’invasion a balayée. Il ne s’en est pas remis. »
Nicolas Werth était alors en classe préparatoire. Il entre à l’Ecole normale supérieure en 1970, obtient l’agrégation d’histoire trois ans plus tard, après une année passée à Leningrad – l’ancien et futur Saint-Pétersbourg – en 1971-1972, pendant laquelle ce russophone écrit un mémoire sur « le monde ouvrier juste avant la révolution ». Le processus est enclenché. « J’ai voulu comprendre », disait-il. Il va désormais y consacrer sa vie.
Ce qui signifie, d’abord, qu’il ne va pas rester en place, au point qu’on ne sait plus bien à quel moment il est exilé, et à quel moment il rentre au bercail : quand il enseigne en URSS (à Minsk, dès 1975, puis à Moscou de 1980 à 1983, avant de revenir en 1986), ou quand, en 1994, il s’installe définitivement en France. Entre-temps, il passe deux ans, à la fin des années 1970, à New York. Il accède, à l’université Columbia, aux microfilms des documents du Parti communiste de Smolensk, en Russie, récupérés par les Américains après la guerre.