Avec 3 milliards d'humains confinés, les services des géants d'Internet n'ont jamais paru aussi indispensables. Au nom de la lutte contre la pandémie, leur science des données personnelles, si décriée après le scandale Cambridge Analytica en 2018, ne paraît plus si dangereuse. Files d'attente interminables à l'entrée des magasins, hommes et femmes effrayés à l'idée même de frôler des inconnus, communauté médicale lancée dans une course contre la montre. La majorité de la planète semble aujourd'hui évoluer dans un remake de Contagion, thriller d'anticipation de Steven Soderbergh. Chez les Gafam, cette période étrange tient davantage du make over, ce ressort scénaristique qui désigne le moment d'un film où le personnage principal - généralement une héroïne mal aimée au physique prétendument ingrat - subit une transformation qui le rend soudain populaire.
Difficile de croire que, il y a deux ans à peine, l'affaire Cambridge Analytica explosait à la figure des Gafam, annihilant les ambitions supposément présidentielles de Mark Zuckerberg. Attaqués en raison de la circulation de fausses informations sur leurs plates-formes, les géants de la tech devaient alors faire face à un nouveau scandale. En cause : les révélations du New York Times et du Guardian selon lesquelles les données personnelles de 87 millions d'utilisateurs de Facebook avaient été pillées et utilisées sans leur consentement à des fins partisanes par Cambridge Analytica, un cabinet de communication politique. En réaction, des milliers de personnes appelaient au boycott de la plate-forme avec le hashtag #DeleteFacebook. Des politiciens, comme la démocrate Elizabeth Warren, sont même allés jusqu'à réclamer le démantèlement des Gafam.
Le business model des géants de la tech, fondé en grande partie sur l'exploitation des données personnelles des utilisateurs, était remis en question. Des enquêtes parlementaires ont questionné leur action sur la vie privée, avec des résultats très concrets : à l'été 2019, Facebook a ainsi été condamné à payer une amende record de 5 milliards de dollars pour avoir violé l'intimité des consommateurs américains. Les golden boys de la côte ouest des Etats-Unis, jusqu'ici célébrés pour leur réussite, prenaient les atours de grands méchants.
Démonstrations de force Cette pandémie a été pour eux l'occasion de se refaire une réputation. « Depuis le début de la crise, on a pu voir Google et Facebook combattre à grand bruit pour supprimer les fausses informations, et, à l'inverse, relayer sur leurs plates-formes respectives les consignes des Etats pour lutter contre le coronavirus, note Marc Bidan, professeur à l'Ecole polytechnique de l'université de Nantes, spécialiste du management des systèmes d'information. Ils se donnent une légitimité en jouant aux bons petits soldats. C'est une très bonne stratégie d'affichage. » Terminé toute velléité de « casser » les plates-formes ou de supprimer son compte Facebook ou Google : « Il faut se rendre à l'évidence : le mouvement #DeleteFacebook a avant tout été circonscrit à des militants et à des journalistes, observe Benjamin Bayart, cofondateur de la Quadrature du Net. La problématique des données personnelles, déjà peu présente pour le grand public au moment de Cambridge Analytica, l'est encore moins aujourd'hui. » Avec une part grandissante de la population contrainte de télétravailler, le plaisir novateur des apéros vidéo et des séances de cardio sur YouTube, la dépendance à l'égard des services des plus grandes entreprises de technologie n'a fait que s'accroître. Pour l'apprentissage, les échanges familiaux ou entre collègues, les géants de l'Internet, déjà ultra-utilisés, se sont rendus indispensables augmentant la quantité d'informations partagées sur leurs plates-formes. WhatsApp, messagerie appartenant à Facebook, a ainsi quintuplé la volumétrie de données échangées entre ses 2 milliards d'usagers...