Allongée sur le divan, Ilona Weiss, 29ans, raconte ses crises d’angoisse. Elle est venue consulter pour des douleurs aux jambes à l’origine inexpliquée. Derrière elle, le thérapeute, barbe bien taillée, bésicles sur le nez, tire une bouffée de son cigare. Il l’écoute attentivement et l’encourage à parler à cœur ouvert. Nous hommes en1892, à Vienne, en Autriche, dans le cabinet du Dr Freud. « Ce fut là ma première analyse complète d’une hystérie. Elle me permit de procéder pour la première fois […] à l’élimination, par couches, des matériaux psychiques, ce que nous aimions à comparer à la technique de défouissement d’une ville ensevelie », écrit-il. Il vient d’inventer la psychanalyse, médecine de l’âme qui va révolutionner les soins psychiatriques et psychologiques.
Issu d’une lignée de commerçants, Freud, brillant neurologue, commence sa carrière l’œil sur le microscope, tentant d’identifier le sexe des anguilles. « On a tendance à sous-estimer la partie neurologique du travail de Freud, qui est pourtant le fondement de ses futures théories », explique Andreas Mayer, historien des sciences du psychisme au CNRS. Freud planche également sur les propriétés anesthésiantes de la cocaïne, qu’il consomme pour soigner sa neurasthénie (abattement durable) et prescrit même à ses patients, avant de réaliser avec horreur les dégâts qu’elle cause. « Certaines de ses publications de l’époque, notamment celles sur les paralysies infantiles, sont toujours valables », souligne Laura Bossi-Régnier, neurologue et conseillère scientifique de l’exposition sur Freud qui a eu lieu du 10 octobre 2018 au 10 février 2019 au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris. Mais l’ambitieux Viennois voit plus loin : il veut faire une grande découverte qui lui assurera la célébrité et lui permettra de gagner assez d’argent pour épouser sa fiancée. Plus qu’un chercheur, il se dépeint comme « un conquistador ». « C’est un homme du XIXesiècle, plongé dans cette période très excitante sur le plan scientifique : la découverte des neurones, l’étude des localisations cérébrales et bien sûr le darwinisme, qui passionne le jeune Freud et l’a poussé à embrasser une carrière scientifique », explique Laura Bossi-Régnier.
Une façon inédite de traiter l’hystérie : laisser la patiente parler librement
En 1885, à 29ans, il assiste, à Paris, aux séances publiques du Dr Charcot, qui traite les hystériques de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. À l’époque, des milliers de femmes y sont enfermées, dans des conditions déplorables, à cause de leurs crises de tétanie, de cris et de violence, avec pour seul traitement des bains glacés et des électrochocs. Devant un auditoire stupéfait, le neurologue en vogue parvient, grâce à l’hypnose, à supprimer les symptômes chez ses patientes… Preuve que les crises ne relèvent pas d’un problème organique. Pour comprendre cette maladie, les médecins dessinent les dizaines de gestes et postures des hystériques, tentant d’y déceler une logique. Une véritable indigestion d’images… Freud explore un autre voie : il laisse le patient parler librement de son vécu infantile, notamment par « association libre ». « C’est sa grande révolution, il passe de l’image à la parole », affirme Laura Bossi-Régnier. « Son idée, c’est que la personne en analyse découvre par elle-même ce qui se trouve dans son inconscient », ajoute Jean-Michel Quinodoz, psychanalyste et auteur du « Que sais-je » sur Sigmund Freud.
Selon Freud, ses patientes sont désormais ses meilleures professeures : Emmy von N., Cäcilie M., Dora… Des longs entretiens avec elles, il conclut que l’inconscient, responsable de beaucoup de nos névroses, phobies et comportements, nous gouverne...
Bibliographie de Jean-Michel Quinodoz